Oeuvre majeure de 2015 ?
Il y a de cela quelques mois, Kevin Parker, l’homme à tout faire derrière l’entité Tame Impala, s’exprimait au sujet de son nouvel album à venir, mais également de la scène musicale actuelle dans une interview pour Triple J. Selon lui, et vous comprendrez rapidement que la métaphore qu’il utilise a tout à voir avec son dernier né « Currents », la scène musicale est devenue « liquide ». Autrement dit, elle est ce fluide que l’on pourrait aisément comparer à la nature duale de la lumière, à la fois onde et corpuscule et donc indéfiniment manipulable. Ce dernier point, Kevin Parker l’a parfaitement saisi et il s’agit là de l’enjeu esthétique majeur de « Currents ». Ici, le matériau musical et et les différents courants qu’il suit révèlent une musique malléable, en proie à une constante transformation si bien que l’auditeur est conduit malgré lui à flotter dans des paysages éminemment psychédéliques tantôt teintés de funk, de disco, d’électro et tantôt de rap ou encore de RnB.
Depuis que l’album commence à circuler, les journalistes ne cessent de souligner dans leurs écrits la transition de Kevin Parker vers des contrées musicales plus pop qui semblent bien loin de ses premières esquisses que sont Innerspeaker (2010) et Lonerism (2012). Néanmoins, dès les premières écoutes de « Currents », et autant dire qu’il en faudrait encore de nombreuses pour espérer publier une chronique fidèle de ce petit bijou, on ressent paradoxalement, et peut-être même encore plus qu’auparavant cette empreinte psychédélique qui a fait le succès du « groupe » (à ce titre, « groupe » est un bien grand mot lorsque l’on sait que Kevin Parker a écrit, interprété, enregistré, produit et mixé l’ensemble des treize titres qui composent le disque). Peut-être est-ce dû au fait que ce terme « psychédélique », bien trop souvent galvaudé renvoie en premier lieu à un état, à des perceptions.
Ainsi le garçon nous transporte dans un voyage sensoriel lumineux, où chaque nuance, même la plus infime, est une invitation à se laisser mouvoir pour mieux suivre le flot d’idées de son géniteur. Tout dans cette œuvre monumentale paraît avoir été réfléchi et bénéficie d’un travail de production d’esthète qui laisse la place au moindre détail. En disant cela, nous pensons bien évidemment au travail sur la rythmique et notamment sur les différentes sonorités de batterie qui s’enchaînent dans un même morceau pour créer de la diversité comme c’est le cas sur la plupart des titres, mais en particulier sur The Moment. Plus encore, on a la réelle impression que chaque instrument a reçu un traitement unique, il suffit pour s’en convaincre d’écouter le travail effectué sur les synthétiseurs où tout est fait pour laisser clairement ressortir les harmonies et les modulations comme en témoigne le magistral Yes I’m Changing. Il s’agit là probablement du meilleur titre de cette année, il se dégage une atmosphère tellement unique, à la fois emplie de groove et en même temps complètement atmosphérique. Un sentiment étrange nous envahit… nous donnant l’impression que cette chanson devrait s’écouter assis, casque sur la tête en contemplant un dancefloor désaffecté où seules les lumières s’affairent encore à donner vie à un endroit condamné.
Nous pourrions nous exprimer encore longtemps sur chaque titre de l’album tant leur potentiel est immense, notamment au niveau des paroles parfaitement mises en valeur à tel point que chaque mot résonne et éclate aux oreilles de l’auditeur de manière extraordinaire. Il n’y a donc pas de doute, à 29 ans, Kevin Parker est un autre homme et irrémédiablement un autre artiste qui a saisi l’importance du travail de production dans le processus de création. À l’écoute de « Currents », on ressent l’impression d’entendre la voix de Deleuze et de Guattari dans Mille Plateaux lorsqu’ils assimilaient l’ingénieur à celui qui fait un usage non machinique de ses machines. Ici, celles qu’utilisent Kevin Parker ne sont que les médiations qui lui permettent de rendre audibles les échos de son âme alors en pleine mutation. Pour terminer, il faudrait peut-être répondre à la remarque quelque peu provocatrice de Michel-Claude Jalard à la fin de son livre ‘Le jazz est-il encore possible ?’ où il déclare que le temps des génies est à jamais clos. Il semblerait que ce dernier se soit trompé, regrettant jour après jour le temps des Mozarts et autres compositeurs émérites. Et pourtant la musique est encore le berceau de nombreux génies qui écrivent juste la musique d’une tout autre manière, usant et composant avec les nouveaux moyens techniques mis à leur disposition aujourd’hui. Difficile de dire si « Currents » sera un chef d’œuvre puisque seul le temps nous l’apprendra et c’est là tout le souci du chroniqueur qui ne peut qu’espérer voir un jour son œuvre favorite du moment se transformer en chef d’œuvre. Quoi qu’il en soit, à cette heure, il s’agit pour nous d’un des meilleurs albums de l’année 2015…
- Publication 1 970 vues20 juillet 2015
- Tags Tame ImpalaCaroline
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