Thurston Moore enregistre énormément de musique, mais ne transforme que rarement sa verve en chansons, préférant dérouler sa poésie régulière ailleurs que dans le studio. « Demolished Toughts » est donc un disque précieux lorsqu’on apprécie le timbre étouffé, désorienté de Moore et les talents d’écriture propres au territoire qu’il défend depuis trente ans ; de la poésie […]
Thurston Moore enregistre énormément de musique, mais ne transforme que rarement sa verve en chansons, préférant dérouler sa poésie régulière ailleurs que dans le studio. « Demolished Toughts » est donc un disque précieux lorsqu’on apprécie le timbre étouffé, désorienté de Moore et les talents d’écriture propres au territoire qu’il défend depuis trente ans ; de la poésie abstraite, décrivant une errance sans fin (« C’est une lutte perpétuelle, le point d’interrogation est indélébile, le désir est irrésolu », dira t-il en interview), la romance impitoyable, la recherche de foi.
Musicalement, il partage avec J Mascis (Dinosaur Jr.) un amour du folk anglais et de Neil Young, auquel il revient constamment comme l’exemple à suivre. Cependant, sa démarche est depuis le début bien différente ; ni guitar-hero ni soliste, il explique ne pas utiliser un langage conventionnel et avoir plus de plaisir à improviser – il dit aussi n’avoir jamais joué sur une guitare accordée de manière classique. Cette philosophie (le terme est le bon, mêlé des fortes propensions de Moore à l’érudition littéraire) est évidente dans « Demolished Toughts », qui s’éloigne d’un album folk et de son modèle avoué, « Astral Weeks », pour devenir un trip artisanal, singulier. C’est aussi le fruit du travail de musiciens studieux et fidèles – la violoniste Samara Lubelski, la harpiste Mary Lattimore, et les collaborateurs réguliers de Moore. Celui-ci s’épanouit dans son envie d’embrasser davantage d’espace et de mieux accuser le temps qui passe (« Sunday lights/Come take my nights/And I’ll bend down/To my knees and die »), participe de ce psychédélisme, étire les chansons, leur donne une largesse vertigineuse.
La brillance acoustique, du disque n’est pas due qu’à Moore. C’est un album de producteur, né d’une collaboration étroite avec Beck Hansen. Outre un travail sonore comparable à celui de son maître Godrich, celui-ci apporte à « Demolished Thoughts » une densité providentielle. Les audaces sont d’une douceur et d’une discrétion qui les fait seulement sembler naturelles ; l’ombre de Sonic Youth est aussi là pour justifier certains partis pris. La chanson Orchard Street se termine à mi-chemin de la fin du titre, avant que ne soient ressuscitées avec une gloire toute acoustique les codas de « Murray Street » (2002).
D’étranges touches sonores participent au climat d’anxiété déjà suggéré par la voix de Moore, éloignant un peu plus le disque de ce que serait un album folk traditionnel enregistré sous un porche. Space reste le meilleur exemple de ce que peut donner le désir de perdition. « I used to have all the time in the world/ Cruising galaxies in search of gold » chante Moore, le ton toujours emprunt d’une menace lointaine. Même dans leur plus grande beauté, comme dans Benediction ou l’élégante January, ces chansons se déplacent vers des contrées inattendues, que ce soit les musiciens prenant des décisions originales ou la production dramatisant un détail ou un autre de ce qui reste autrement léger et presque insaisissable. Blood Never Lies évoque plus clairement le travail de Joe Boyd pour Nick Drake. Partout, à tout instant, sans s’interdire de décrocher et renouer, on a la sensation étrange d’assister de loin à la torpeur d’une conscience.
- Publication 518 vues20 juin 2011
- Tags Thurston MooreMatador
- Partagez cet article
Tracklist
- Benediction
- Illuminine
- Circulation
- Blood Never Lies
- Orchard Street
- In Silver Rain With A Paper Key
- Mina Loy
- Space
- January