"> Interview de Gérard Berréby - Indiepoprock

Interview de Gérard Berréby

Pour qui souhaite aborder l’histoire de tout un pan de la musique populaire des 50 dernières années, les ouvrages publiés en France par les éditions ALLIA représentent une somme documentaire d’une richesse inestimable : tous les ingrédients nécessaires à un travail d’exégèse en bonne et due forme sont ici – et pas ou très peu ailleurs. ALLIA publie en France les ouvrages qui nous permettent de ne pas nourrir le moindre complexe, en tant que fans de rock, de pop, de post-punk, par rapport à d’autres musiques plus académiques : si l’on peut écrire autant de belles choses sur ces musiques populaires, c’est la preuve qu’elles ont une force, un fond, une utilité. Détail qui a, lui aussi, son utilité : au-delà de leur valeur documentaire, England’s Dreaming, Please Kill Me, Rip It Up And Start Again, Sweet Soul Music, Country et les autres titres publiés par ALLIA sont aussi, et surtout, des bouquins passionnants et vivants, à mille lieues d’une vision purement encyclopédique de la musique.
Au cours d’un long entretien accordé à Indiepoprock.net, Gérard Berréby, le fondateur des Editions ALLIA, s’enorgueillit avec raison de la qualité des ouvrages proposés, mais il modère, quelque peu pince-sans-rire, la portée de son travail en dressant en creux un état des lieux sans concession de la critique française… Entre hasard (organisé) et développement d’une certaine vision de la culture, ALLIA s’astreint à l’exigence tout en refusant l’élitisme.
Un dernier point : à une heure où il est de bon ton de stigmatiser des masses réputées abruties et dépourvues de curiosité, le travail d’éditeur de Gérard Berréby repose, essentiellement, sur la conviction que beaucoup de personnes sont prêtes à découvrir, à recevoir des choses nouvelles, pour peu qu’on les y aide. Sur la conviction, donc, que « les gens sont en moyenne beaucoup moins cons qu’on ne le pense ». Une devise que l’on fait volontiers nôtre.

Comment vous est venue l’idée ou l’envie de bâtir ce que l’on peut maintenant appeler la « Collection musique » d’ALLIA ?
Ce qu’il faut tout d’abord expliquer, c’est qu’il n’y a pas de programme pré-établi, pas de volonté initiale de créer un ensemble de publications sur la musique populaire. Je ne travaille pas sur un revival où j’explorerais ce qui m’a marqué dans ma jeunesse.
Le premier titre de la collection est celui de Greil Marcus (Lipstick Traces). Je suis venu à Marcus après avoir publié un certain nombre de textes autour des mouvements lettriste et situationniste, des textes sur Dada également. Greil Marcus parle des situationnistes, de Dada… et des Sex Pistols. Son livre, une référence, n’avait pas été traduit en France, plus de dix ans après sa parution, nous avons donc bien logiquement tenté notre chance. Lors de la promotion de Lipstick Traces, Greil Marcus, de passage en France, m’a orienté vers le livre qui lui avait donné envie d’écrire sur le rock : Awopbopaloobop Alopbamboom, de Nik Cohn. Evidemment, on s’est penché sur ce texte, on a adoré, et le mouvement était lancé…

Quels sont les points distinctifs des ouvrages de la collection musique ?
Tout d’abord, vous noterez que cette collection n’a pas précisément de nom, les ouvrages ne sont pas explicitement désignés comme appartenant à une « collection musique » ; évidemment, les lecteurs l’appellent ainsi, et en interne nous utilisons également cette désignation. Mais ce sont les mêmes personnes qui chez nous travaillent sur les livres ayant trait à la musique et sur les traités philosophiques de la Renaissance. C’est ainsi qu’on met un peu de philosophie dans le rock’n’roll et un peu de rock dans la philosophie.
Au sein du catalogue ALLIA, plusieurs éléments caractérisent ces livres : le format, le lettrage du titre, les couleurs unies et vives de la couverture, une photo en 4ème de couverture, et la mise en page intérieure, avec de larges marges.

En feuilletant, par exemple, la version anglaise de Rip It Up And Start Again, on ne retrouve pas les photos qui émaillent les marges du livre…
Cette iconographie est un plus que nous apportons dans notre édition. Ce ne sont pas forcément des photos artistiques ou de grande qualité, mais ce sont de véritables documents qui enrichissent l’édition originale.

Comment les titres sont-ils choisis ?
Par hasard, ou presque : ce sont les rencontres avec les auteurs, et même avec les lecteurs qui participent à la construction du catalogue. Par exemple, Please Kill Me et White Bicycles nous ont été conseillés par Olivier Assayas. C’est Jon Savage, de passage à Paris pour England’s Dreaming, qui m’a vivement conseillé de me pencher sur Bass Culture de Lloyd Bradley…

On ne trouve pas de biographies dédiées à un seul artiste, ou à un phénomène musical en cours.
Ce qui m’intéresse, ce sont les démarches transversales. Prenons l’exemple de Jon Savage : pour traiter du punk anglais, il aborde le sujet sérieusement, il ne s’agit pas d’un bricolage à partir de quelques souvenirs, de deux ou trois articles et de beaucoup de photos… Quand on lit Jon Savage, on trouve une description globale de l’état social de l’Angleterre à l’époque. On comprend que les Sex Pistols n’ont pas débarqué avec leur musique au milieu de nulle part. C’est la même chose avec Guralnik (Sweet Soul Music) ou Jeff Chang (Can’t Stop Won’t Stop). S’y mêlent l’histoire, l’histoire de l’art, l’histoire sociale, politique… et la musique. La seule biographie dans la collection est celle de Jerry Lee Lewis par Nick Tosches (Hellfire), un ouvrage documenté de façon incroyablement précise, mais surtout signé par un véritable écrivain.

La rigueur et l’exhaustivité sont également des constantes que l’on retrouve dans les ouvrages de la collection.
C’est important : Country, ou Héros Oubliés du Rock’n’Roll de Nick Tosches, comportent des index ; ces livres sont annotés comme des textes philosophiques de la Renaissance. Tosches fait preuve d’une méticulosité dans le référencement de disques, de labels, d’artistes, qui vire à la névrose obsessionnelle – ce qui est une énorme qualité pour ce type d’ouvrages. Personne n’entreprend de travaux aussi poussés en France.

Comment expliquez-vous que ces titres soient restés si longtemps non publiés en France ?
Il y avait bien des magazines à l’époque, des critiques qui écrivaient dans ces magazines. La plupart étaient bilingues, ont lu ces livres, mais ont gardé ces mines d’information pour eux, et même s’en sont servis pour nourrir leur travail, pour garder, si j’ose dire, une avance sur leurs lecteurs. Eux étaient toujours à Londres, à New York, présents aux concerts, ils étaient très bien placés pour transmettre ce savoir…
Nous sommes une maison d’édition indépendante, financièrement et intellectuellement, et nous avons réussi à récupérer tous les ouvrages des plus grands critiques…

…A la possible exception de Lester Bangs…
Lester Bangs pose de gros problèmes de traduction. C’est bien qu’il ait été finalement traduit, mais traduire Bangs relevait de la gageure.

Quelles sont les prochaines parutions prévues dans la collection musique ?
Nous avons publié 19 titres à ce jour, le prochain paraît en septembre, il s’agit de Turn The Beat Around, de Shapiro, une somme sur le disco. A l’heure actuelle il n’y a pas de contrat pour un 21ème livre, la collection peut s’arrêter pendant un ou deux ans, le temps qu’il faudra pour retrouver un ouvrage intéressant.

Au-delà de la collection musique, sur quelles bases construisez-vous le catalogue ALLIA ?
Les ouvrages sont choisis, il n’y a pas de phénomène relationnel, pas de renvoi d’ascenseur. Dans l’édition française, pour parler clairement, les gens fonctionnent en vase clos : on est écrivain, critique et membre d’un jury pour un prix littéraire. En tant que patron d’ALLIA, je n’ai aucune autre activité syndicale, corporatiste ou autre. De plus je ne surenchéris jamais s’il y a une contre-proposition : à partir du moment où quelqu’un s’intéresse à un livre qui m’intéresse, c’est que je suis en retard, et donc que ce n’est plus mon travail. La force de la maison c’est de découvrir des choses auxquelles les autres ne s’intéressent pas. Je refuse de publier un écrivain contemporain s’il a déjà publié ailleurs : je ne m’occupe que d’auteurs qui n’ont jamais publié.
L’indépendance de la maison me permet aussi une certaine prise de risque : je peux publier des ouvrages sur la philosophie chinoise antique, ou des textes en édition bilingue latin / français. Je publie deux premiers romans à la rentrée. Mais le plus intéressant, c’est que ça marche, sinon, tenir des discours de ce type n’aurait pas réellement d’intérêt : je paie mes auteurs, la maison est viable !
Mon but est de sortir ces livres de leur propre ghetto. Par exemple je considère que j’ai réussi quand des lecteurs pas forcément fans de musique lisent les livres de notre collection musique, ou plus généralement quand un livre est lu par des personnes qui n’étaient pas « prévues au programme ». Des sommes comme Sweet Soul Music ou England’s Dreaming ont trouvé preneur, il y a donc un public, ce qui prouve que les gens sont beaucoup moins cons qu’on ne l’imagine.

ALLIA lance une nouvelle collection d’ouvrages à 3€ : quel en est l’objectif ?
Cela répond aux interrogations actuelles sur le pouvoir d’achat, de plus en plus de gens sont gênés financièrement pour acheter des livres. Pourtant nous sommes assez peu chers, excepté les livres de la collection musique qui sont plus onéreux, mais qui sont cependant des livres brochés, épais… Nos livres sont de bonne facture, mais restent abordables – nous sommes pratiquement les seuls à publier des premiers romans à 9 €. Mais cela reste cher pour un nombre croissant de personnes. Au-delà du prix, cela répond aussi à des questions de longueur des textes, de temps à consacrer à la lecture.

Quelles sont les plus belles réussites d’ALLIA ?
Nous avons eu plusieurs succès notables ces dernières années, avec Grégoire Bouillier ou Valérie Mréjen, mais le plus grand succès d’ALLIA est la publication des Miscellanées de Mr.Schott. Les éditeurs français avaient, bien entendu, lu ce livre, puisqu’il avait fait un tabac en Angleterre, mais avaient décrété que c’était typiquement anglais et trop difficile à traduire. Nous avons choisi de l’adapter plutôt que de le traduire littéralement. Par exemple, une rubrique est dédiée à l’argot des public schools. J’ai demandé à l’auteur la permission de retravailler certaines parties du texte, en l’occurrence de remplacer cette partie par une rubrique sur l’argot bruxellois. Les rubriques à retravailler ont été remplacées par des rubriques avoisinantes qu’on a proposées à l’auteur, qui les a entérinées ou pas. A l’arrivée, nous avons vendu 220 000 exemplaires du livre de Schott. Je peux vous dire que ça a fait grincer des dents…

Comment voyez-vous l’avenir d’ALLIA ?

Je reste très optimiste quant à l’avenir de mon activité : il y a de moins en moins de place pour tenter des choses dans l’édition… donc il se présente de plus en plus de choses chez nous. Dans beaucoup de maisons d’édition, on trouve des managers, pas des éditeurs. Les travaux sont trop séquencés, trop segmentés. Les gens sont des professionnels, certainement des gens sérieux, mais cette conception compartimentée et industrielle du travail d’édition me semble inadaptée à un travail de maïeutique, qui est vraiment la façon dont je conçois notre rôle…

Chroniqueur