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Il aura donc fallu attendre cette fin aout pour pouvoir de nouveau fouler les pelouses du parc de Saint-Cloud dans le cadre de Rock En Seine. Une édition avec ses têtes d’affiche forcément très attendues, ses polémiques (création de golden pits pour festivaliers prêts à payer plus cher), ses incohérences parfois, ses grands moments aussi.
Ce vendredi 26/08, c’est Jehnny Beth qui ouvrait les hostilités au beau milieu de l’après-midi. Si on lui porte une affection assumée, il lui restait encore à démontrer comment elle s’en sortirait dans un tel contexte pour, comme elle l’a rappelé en fin de set, ce qui était son premier concert parisien, alors qu’elle a lancé son projet solo il y a maintenant trois ans. Accompagnée de Malvina Meinier à la console et Johnny Hostile à la basse, Jehnny Beth a immédiatement prouvé qu’elle était prête à payer de sa personne : occupation de la scène impeccable, grosse énergie, volonté d’aller au contact du public dès le troisième morceau. Ses comparses n’étaient pas en reste mais, sur les premiers morceaux, un petit quelque chose manquait. La présence de guitares, sans doute, qui auraient certainement fait plus encore décoller les morceaux. Mais petit à petit, la ferveur et la conviction du trio ont eu raison de toutes les réticences. Entre une reprise séduisante en diable du Closer de Nine Inch Nails, une version tout en sensualité de Flower et un beau final en communion avec I’m The Man, Jehnny Beth a prouvé que, à la tête de Savages ou de son propre combo, il fallait compter avec elle.
En termes d’interrogations sur la cohérence de la programmation, la présence d’Aldous Harding sur la grande scène avait ensuite de quoi laisser dubitatif. Pas question ici de nier son talent mais une musique aussi intimiste que la sienne ne peut tout simplement pas s’accomoder d’un tel espace. De fait, la néo-zélandaise, qui aura principalement proposé des morceaux de son dernier album en date, a paru tétanisée. Deux mots adressés au public : « Hello » avant de démarrer l’avant-dernier morceau, « goodbye » avant de démarrer le dernier… Quand, en plus, il fallait passer de l’énergie extravertie et sensuelle de Jehnny Beth à une telle austérité introvertie, on avait un peu l’impression de passer du lupanar au couvent.
Nouveau changement d’ambiance radical ensuite avec les new-yorkais de DIIV et leur shoegaze. Une prestation qui aura certainement ravi les fans déjà conquis et qui avaient investi les premiers rangs et peut-être laissé les autres quelque peu de marbre. Car le set était parfaitement maîtrisé, presque trop, et sans véritable surprise. Tout était très installé, l’ambiance gentiment planante, et il aura fallu attendre le tout dernier morceau pour que le groupe sorte un peu de son confort pour débrider ses guitares. Ce qu’on appelle faire le job… Leur set terminé, le temps de retourner à la grande scène, The Liminanas avaient déjà entamé le leur. Conséquence, ce n’est jamais simple de prendre en route, mais on en a vu suffisamment pour se faire une petite idée du talent et des limites du groupe. Côté talent, leur musique propose quelque chose d’objectivement atypique, avec des morceaux sans structure clairement définie, le tout porté par une vraie puissance. Batterie emballante, guitares et synthés en symbiose, du souffle. Côté limites, des schémas qui se mettent à tourner en boucle et vous font petit à petit décrocher. Encore une fois, le contexte d’une très grande scène extérieure est sans pitié.
Ensuite est venu le vrai temps creux de la journée : certes, James Blake et London Grammar sont, sur le papier, des noms à la notoriété certaine. Mais la prestation totalement statique et sans aucune audace du premier était en dacalage total avec l’esprit d’un festival, où le but est de potentiellement s’intéresser à un artiste pour lequel on ne se serait pas exclusivement déplacé, les seconds ont depuis déjà quelques années basculé du côté d’une pop gentillette et trop ouvertement commerciale pour susciter l’envie d’assister à leur prestation. Mieux valait migrer vers une scène plus modeste pour découvrir les Néerlandais de Klangstof, d’ailleurs tout surpris, et ne s’en cachant pas, d’avoir tant de monde face à eux. Entre pop et post-rock, le groupe a fait étalage de vraies qualités mélodiques. Le tout manquait un peu de folie mais on retiendra leur nom pour le futur.
Nouvel écueil de la programmation ensuite, les deux légendes présentes sur la journée se succédaient et, quand on veut profiter d’un concert dans les meilleures conditions possibles sur un festival d’une telle ampleur, il faut au moins en partie sacrifier l’un au bénéfice de l’autre. Les pionniers de l’électro Kraftwerk se produisaient ainsi juste avant Nick Cave & The Bad Seeds, avec un set son et images en 3D. Impossible de zapper complètement l’évènement, mais on a fait le choix d’être le mieux placés possibles pour Nick Cave. Du début de prestation de Kraftwerk, on retiendra quand même l’émotion d’entendre en direct des morceaux entrés dans l’histoire et des images captivantes. Mais on attendait le climax avec Nick Cave et, si on doutait fort d’être déçus, tous les espoirs ont encore une fois été surpassés. Dès le milieu de l’euphorique Get Ready For Love qui a ouvert le concert, on a compris qu’on allait vivre un très grand moment. Peu importait que le son ne soit pas parfaitement réglé, ce qui a été corrigé rapidement, car Nick Cave était déjà quasiment au milieu du public, saisissant des mains qui n’attendaient que cela, et galvanisant un groupe toujours aussi puissant. D’une générosité sans égal, le regard totalement habité, l’Australien a tout donné et a enchaîné les morceaux de bravoure. Un From Her To Eternity lancé très tôt, un Jubilee Street au final insensé, un magnifique Red Right Hand sur lequel Nick Cave fait chantonner au public le fameux pont instrumental. Et quand il bascule dans les moments plus calmes, l’intensité ne retombe pas. Sa voix et la virtuosité de Warren Ellis font de Bright Horses un moment de grâce, le public chante avec Nick Cave sur le bouleversant Waiting For You, tout comme sur Into My Arms en rappel. Avoir vu un grand nombre de fois l’Australien sur scène au cours des 25 dernières années permet de mesurer son évolution, du personnage ténébreux et presque menaçant qu’il incarnait sur scène à celui d’aujourd’hui, qui étreint littéralement son public. Et pourtant, c’est le même, avec comme fil rouge une croyance totale dans les vertus de la musique, la même ambition de sans cesse repousser les limites. Une fois encore, on repart en se sentant chanceux d’avoir été là.