Interview de Vivien Pezerat
Œuvre épique et concise de 9 titres qui aura nécessité 6 ans de travail, les 40 minutes de musique fourbies par Vivien Pezerat et Sylvain Fesson pour Origami valent le tour et détour. Avec ses plis, replis et sa sophistication pop indie, ce 3e album de Sylvain Fesson exalte et exhale de mystères. Penchons-nous donc track by track sur ses secrets de fabrication du disque en compagnie de Vivien, compositeur de ces neuf instrus-écrins. On pourra relire à cette occasion notre chronique d’un album exceptionnel qui fait, actuellement, l’objet d’une campagne de financement participative.
01. Parfois : « collapsologie et cuts-up à la Caribou »
« Parfois » est une chanson qui a démarré par une séquence de loop appelée « oriental beat », boucle répétitive qui comportait de l’accordéon et des bruits de harpe désaccordée. On avait fait quelques concerts où j’empilais les couches d’instruments les unes sur les autres grâce à des loopers pendant que Sylvain freestylait des paroles dessus. Mais à l’écoute ça sonnait assez plat et brouillon. J’avais donc commencé à développer une version beaucoup plus rentre dedans avec des synthés et des rythmiques tribales mais elle laissait peu de place à la voix donc on n’est pas parti là dessus.
Par la suite cette version est devenue « Collapsologia », le morceau-titre qui ouvre mon EP de 2019 sous le pseudonyme Holocene. Et d’ailleurs, les 3-4 premières secondes des deux morceaux, et donc des deux disques, sont exactement les mêmes.
« Parfois » est donc resté assez longtemps dans un état embryonnaire, avant qu’on ne décide de lui donner une structure beaucoup plus pop avec des refrains chantés et des couplets parlés. Sylvain a alors taillé dans son long texte initial pour en sortir une version cut-up adéquate avec un refrain en un mot, très simple à retenir, et comme à partir de là le morceau avait enfin une vraie structure, j’ai commencé à m’amuser. La suite du processus de composition s’est faite assez naturellement, avec la rythmique basse-batterie un peu afro, les nappes légèrement anxieuses du début, puis le passage dans une sphère plus jazz.
On avait donc une version qu’on pensait quasi définitive en 2019. On laissait reposer. Et là Sylvain a eu l’idée de demander à Célinn Wadier de tisser des lignes de chant dans le morceau. Ça l’a explosé. Ses chants indiens ont envoyé le morceau dans l’espace en ajoutant un côté oriental. En compilant ses pistes de voix en post-prod, je me suis juste dit que ça serait peut-être bien de leur donner une coloration un peu futuriste pour contraster avec le côté ancestral de son intervention, d’où les cuts brusques et les répétitions ostensibles, à la Caribou.
02. Amy : « la vraie voix d’Amy Winehouse »
« Amy » est notre première chanson, celle qui a scellé notre collaboration. Sylvain avait une version de ce morceau en cours de production pour son album précédent et il m’en avait envoyé la piste de voix a capella pour une sombre histoire de prise de sax à réenregistrer. Un vendredi, sentant que je commençais à tourner en rond dans mon inspiration, je me suis dit que c’était le moment de commencer à donner ma musique à d’autres.
Ce jour-là, j’ai fait une instru un peu mystique et le seul a capella que j’avais sous la main était celui de « Amy » que m’avait envoyé Sylvain. Ça a donné un remix de cette chanson et ça lui a bien plu donc on a commencé à se faire des apéros « écoute d’instrus » où je lui faisais écouter les démos que j’avais en stock. Beaucoup des chansons de l’album ont commencé comme ça. On a aussi fait quelques concerts où on a joué ce morceau avec l’aide de deux loopers.
Par la suite « Amy » a évolué pour prendre une structure plus couplet/refrain, afin de sortir du côté un peu « livre audio » des deux précédents disques de Sylvain. A cet effet, il fallait une voix chantée sur le refrain. Vu le titre et le texte du morceau, une évidence s’est imposée : il fallait sampler la vraie voix d’Amy Winehouse et la cacher sous une allure spectrale. La composition s’est faite en grande partie à l’été 2018, un des premiers étés vraiment caniculaires. Les accords de piano qui tournaient alors dans ma tête étaient la BO parfaite face à ces paysages de champs arides qui défilaient sous mes yeux en conduisant.
03. Ciel de Shoah : « le challenge casse-gueule du remix direct »
J’avais sur mon PC un projet Reaper nommé « 1664 ». Reaper c’est ce que j’utilise comme logiciel de MAO (musique assistée par ordinateur) et j’avais appelé ce projet ainsi en l’honneur d’une canette de bière qui trônait, pleine, sur mon étagère à instruments de musique. Cette démo consistait en un beat avec ladite canette, des arpèges de guitare acoustique et une mélodie chantonnée en yaourt. Un parfait point de départ pour Sylvain qui s’en est emparé et a posé des paroles nickels, ce qui nous a permis de pondre une version beat-guitare-voix assez rapidement pour pouvoir la jouer live. Une version de celle-ci a d’ailleurs été filmée en live par un froid matin d’octobre 2017 dans un parc du 93 surplombant la grisaille parisienne.
Cette chanson était donc dans une mouture tout à fait opérationnelle lorsque Sylvain m’a confié que depuis quelque temps, subrepticement, elle résonnait en lui sous une forme beaucoup plus sèche et électro.
Du temps a passé, j’ai avancé sur les arrangements des autres chansons et, chaque fois que je me remettais à « Ciel de Shoah » pour en faire une chanson d’album, j’avais une baisse de motivation. Comment l’habiller ? Une solution classique aurait été de rajouter des cordes. Mais j’avais déjà fait ça de nombreuses fois sur mon propre album et ça n’était pas très excitant.
Du coup je me suis formulé les choses ainsi : pour relever le challenge électro de Sylvain, fais comme si tu bossais directement sur le remix de la version acoustique ! Je n’avais jamais vraiment composé de morceaux électro donc c’était intéressant d’entrer dans ce territoire. J’ai transformé les arpèges de guitare en notes de synthé et la suite a été très plaisante à composer. Il fallait superposer des instruments assez dansants et d’autres plus inquiétants. Et pour faire décoller la fin il fallait aller à fond dans les deux directions à la fois, ce qui voulait dire plus de groove avec des guitares funk et plus de nappes poisseuses avec des ondes Martenot et une guitare électrique bien grasse…
Vers 2020 on en était arrivé là et cette version nous semblait achevée. Mais Sylvain me dit qu’il a commencé à faire écouter l’album à 2-3 personnes et qu’il est déçu des réactions, apparemment c’est trop claustro-ascétique, ça manque de quelque chose. Il me rapporte notamment le verdict de son pote Jonn Toad du groupe Casse-Gueule qui a fait tilt en lui : « ça manque de voix de meufs ». A la réflexion il avait raison. C’est à ce moment-là que Celinn Wadier est entrée en jeu. Je n’étais pas là quand elle a fait ses prises de voix, Sylvain s’en est occupé, mais une chose est sûre, c’est que je n’ai presque rien eu à faire dessus. Ses entrelacs vocaux étaient parfaits pour insuffler une dose de chaleur dans cette chanson qui jouait sans doute un peu trop sur l’aridité.
Au final, je suis assez fier de cette chanson. Elle a un côté single pop de sortie de dépression. Elle ne va pas t’euphoriser en boîte de nuit mais elle peut te donner la force de remuer le cambouis.
04. Center Parcs : « piquer une technique à Jonny Greenwood »
Au départ « Center Parcs » c’était « Hold On », un instru de 2010, quelque chose de beaucoup plus rudimentaire, un de ces fichiers qui sont suffisamment avancés pour les faire écouter à des potes mais pas du tout pour les faire écouter au public. Il y avait une rythmique assez similaire à la version finale et une belle mélodie de violon qui restait dans la tête. Sylvain avait aimé, et au moment de poser sa voix dessus, sur les couplets, il a repris cette mélodie de violon telle quelle.
Au début je n’étais pas trop pour, je trouvais que l’instru nécessitait plus de rythme dans la voix, plus de mots aussi, et que du coup en l’état la voix faisait un peu doublon avec l’instru. Après, pour être honnête, je n’avais pas non plus l’idée d’une autre mélodie qui collerait avec sa mélodie de fin de morceau que je trouvais super. J’ai donc changé l’instru, enlevé les violons et les ai remplacé par des nappes un peu plus basses, menaçantes, et pour meubler j’ai incorporé pas mal de synthés qui répétaient une autre mélodie beaucoup plus complexe, mais que j’aimais bien, notamment parce qu’elle joue avec ses propres répétitions, une technique que j’ai piquée à Jonny Greenwood de Radiohead, notamment pour ce qu’il fait dans son solo de guitare sur le morceau « Identikit ».
Procédant ainsi on a abouti à une version assez chargée en synthés, que Sylvain a voulu épurer pour laisser plus de place à la voix, et c’est vrai que c’était nécessaire. Puis, face à un constat de relative froideur synthétique de la chanson, comme il l’a fait pour 4 titres du disque dont « Parfois », « Ciel de Shoah » et « Origami », Sylvain a fait appel à Celinn Wadier pour étoffer les harmonies vocales mais également au rappeur Da Nill pour y insuffler un surplus de vie et d’ambiance urbaine. Et comme, dans ses prises de voix, Da Nill avait proposé pas mal d’interjections je me suis dit qu’il fallait les utiliser en tant qu’éléments rythmiques pour donner du ludisme au morceau. Ses parties chantées, elles, passées dans le même delay que le synthé, se sont révélées être parfaites pour l’intro.
« Center Parcs » est une des chansons qui m’a causé le plus de doutes, j’ai été plus d’une fois sceptique face aux propositions de Sylvain, avant de changer le contexte autour pour me rendre compte que finalement l’idée était bonne. Une manière assez efficace de s’entendre et de créer en duo au final.
05. ORIGAMI : « faire du Burial avec des instrus organiques »
« Origami » est, je pense, la chanson qui va le plus loin mais aussi celle qui revient de loin. De plus loin que toutes les autres… Sylvain m’avait régulièrement fait part de sa volonté de faire un album de reprises de Radiohead avec des textes originaux en français. Accaparé par nos chansons et peut-être trop influencé par ce groupe, j’ai décliné sa proposition. Je ne me voyais pas en faire quelque chose d’intéressant, de différent.
Fin 2017 quand nous avons répété pour un concert à Montreuil en compagnie d’Arno Bisselbach, Sylvain a réitéré plus précisément son idée en suggérant une reprise de « Pyramid song ». De leur côté, Arno et lui avaient commencé à goupiller quelque chose. Arno avait improvisé à l’harmonium sur les accords introductifs du morceau d’origine et Sylvain, reprenant la mélodie de Thom Yorke, y avait interprété un de ses textes. L’harmonium installait une belle ambiance, très mystérieuse, mais ce duo harmo-voix s’étendait sur 6 minutes sans changer d’accord, ni de mélodie et surtout il n’y avait pas de tempo, de rythme identifié.
C’est pourquoi, quand Sylvain m’a demandé si on pouvait, pour nourrir ce début de morceau, enregistrer Elnour Zidour à la guitare classique, je pensais que j’allais juste y jouer un rôle de facilitateur technique. Et ça m’arrangeait : je n’avais toujours pas vraiment envie de composer dessus. Un beau jour d’été 2019, Elnour est donc venu chez moi pour qu’on enregistre sa guitare aux accents flamenco puis, avec Sylvain, nous avons avons opéré des coupes franches dans ses nombreuses phrases pour les agencer subtilement avec la prise de voix existante.
C’est alors que j’ai eu une envie compulsive de grosses basses. Pour donner de la puissance, du contraste, du relief, et aussi pour essayer de faire du Burial, producteur dubstep mythique aux ambiances solitaires et envoûtantes. Du Burial mais avec des instruments organiques et orientalisants, ça c’était un challenge qui me plaisait.
Bingo ! Associées à des accords de piano fantomatiques, ces basses rythmiques donnaient d’un coup une colonne vertébrale au morceau, rendant l’arythmie de l’harmonium intéressante et vivante. A partir de là, c’est devenu vraiment excitant. Le cadre assez lâche laissait beaucoup de place aux expérimentations, effets et détournements d’instruments. La relative monotonie harmonique et mélodique imposait une diversité de textures et d’événements sonores pour tenir l’auditeur en haleine. « Origami » avait commencé à prendre forme.
C’est grâce à un concert qu’on a donné vers la fin 2019 qu’elle a continué à évoluer. La nécessité de la faire décoller en live a amené Sylvain à monter à l’octave et m’a fait sortir le sax au moment où la rythmique tape le plus fort. On avait franchi un nouveau palier.
Puis en 2021, Sylvain a demandé à Célinn de proposer des voix sur « Origami ». Mais comme on avait déjà des voix d’elle sur d’autres morceaux, je me suis dit que cette fois il fallait en faire autre chose, quelque chose qu’on ne reconnaisse pas de prime abord. C’est en manipulant un plugin au hasard, plugin qui m’était inconnu et qui s’appelle Soundtoys Primal Tap, que j’ai fini par en faire un capharnaüm de voix fantômes surgissant au milieu de la chanson. Par hasard, le sax aussi, passé par une série d’effets destinés à l’intensifier, s’est mis à produire des artefacts tellement fascinants qu’on a décidé de les laisser. Accompagnant le lamento final du morceau, ces crépitements comme venus d’une autre galaxie étaient parfait pour clore ce voyage qu’est le morceau-titre du disque.
Aujourd’hui « Origami » est sans doute la chanson dont je suis le plus fier sur cet album. C’est celle qui s’ouvre sur l’ambiance funèbre-zen de bruits de chaînes et qui s’éteint dans un flamboiement d’étoile.
- Date de l'interview 765 vues 2023-03-07
- Tags Sylvain FessonVivien Pezerat
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