"> Nick Cave & Warren Ellis - Carnage - Indiepoprock

Carnage


Un album de sorti en chez .

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Frustrés de ne pas partir en tournée, Nick Cave et Warren Ellis ont écrit un nouvel album sur l'état de sidération qui a frappé le monde en 2020.

Qu’est-ce qu’un artiste, finalement ? Tout le monde en a plus ou moins sa définition et Nick Cave lui-même ne serait sans doute pas très enclin à en livrer une. Plus prosaïquement, il s’attache à dire que la seule chose qu’il sait faire est d’écrire des chansons, que cela le fait tomber dans la catégorie artiste et qu’en tant que tel, il fait en sorte d’être à la hauteur du titre. Ce qui, pour lui, signifie créer en permanence plutôt que sortir un album tous les trois ans en moyenne. Ce qui inclut aussi de faire front contre l’adversité, quelle qu’elle soit. En la matière, Nick Cave sait de quoi il parle. En 2020, l’adversité a été à peu près la même pour tout le monde. Nick Cave a été un des premiers à y répondre en reportant d’un an sa tournée, puis en imaginant un concert filmé dans un format totalement inédit où il se produisait seul au piano dans le cadre de l’Alexandra Palace pour revisiter son répertoire. Une prestation qui avait autrement plus de gueule que les pseudo-interventions d’artistes qui ont pourtant pignon sur rue depuis longtemps mais n’ont pas hésité à faire passer leur fans à la caisse pour les regarder chanter dans leur salon, avec un son et une image dégueulasse. Bref… En ce début d’année, Nick Cave a dû se résoudre, la mort dans l’âme, à annuler sa tournée initialement reportée. Au passage, en soutien à tous les techniciens qui étaient censés, d’une manière ou d’une autre, y participer, il vient de mettre en vente tout un tas d’objets personnels dont les profits leur reviendront. Enfin, frustré et loin de s’en cacher, de ne pouvoir se produire sur scène avec les Bad Seeds, Nick Cave avait annoncé que Warren Ellis et lui s’étaient à la place retrouvés en studio pour écrire et enregistrer de la musique, et que le résultat s’appelait « Carnage ». Avant une sortie en CD et vinyle fin mai, cet album est désormais écoutable en streaming.

Pour Nick Cave, créer en permanence induit aussi de sans cesse se remettre en question sans faire table rase. Sa performance de l’an dernier à l’Alexandra Palace était une première pour lui puisqu’il ne s’était jamais livré absolument seul, cet album en compagnie de Warren Ellis est aussi une première puisque, jusque-là, les deux comparses avaient uniquement composé des B.O de films sans autres intervenants. On peut considérer que, dans les deux cas, la part d’inédit est à la marge mais, en live ou en studio, les Bad Seeds sont tout sauf des faire-valoir et, composer de la musique avec le pré-requis d’images à illustrer et écrire des chansons en partant de zéro, ce n’est pas la même chose. De fait, « Carnage » est très clairement la rencontre entre le songwriting très précis et corseté de Nick Cave et l’approche plus instinctive et « vaporeuse » de Warren Ellis. Précisons en outre d’emblée que « Carnage » n’a pas la puissance de « Ghosteen », le précédent album (avec les Bad Seeds), et que c’est plutôt à mettre au crédit de l’album. Car c’est aussi la force d’un grand artiste de donner vie à des oeuvres fondamentales et d’autres fois de livrer une « photographie » d’un moment donné. « Carnage » est ainsi la photo de l’année 2020 et d’un moment où les deux comparses se sont donné pour mission de créer dans l’urgence, comme le leur dictait le contexte. Warren Ellis a ainsi déclaré qu’au bout de deux jours, grosso-modo, de près ou de loin, les chansons de « Carnage » étaient écrites. Après, il ne fallait bien sûr pas attendre du duo qu’ils bâclent l’album et « Carnage » sur la forme et sur le fond, est un disque de grande tenue qu’il faut se passer et se repasser pour en apprécier les méandres et les nuances. L’avantage étant que, cette fois, comme le disque ne dure que 40 minutes, l’écoute en boucle est facilitée.

« Carnage » est donc un album qui s’ouvre au monde, et confirme la nouvelle étape qu' »Idiot Prayer » avait ébauchée en filigrane. Après avoir déposé à ses pieds son linceul de douleur, Nick Cave regarde plus loin que sa propre personne. Et, évidemment, le constat est sans appel. Un carnage, au sens propre ou figuré, c’est un terme qui résume bien l’année 2020, entre le décompte mondial quotidien des victimes de la pandémie, les scories de dirigeants politiques dépassés et parfois irresponsables, l’état de quasi seconde guerre civile qui a prévalu en Amérique du Nord. Dans « Carnage », tout est évoqué, rien n’est laissé de côté, sans en rajouter ni verser dans un militantisme duquel Nick Cave a toujours pris soin de rester à l’écart. Mais les paroles de « Carnage » mettent des mots sur l’état de sidération que nous avons tous plus ou moins ressenti à un moment ou un autre. White Elephant est ainsi un summum de poésie glaçante sur le suprématisme blanc, la rancoeur et la violence encouragée au plus haut sommet de l’Etat, Albuquerque, Balcony Man évoquent le confinement, les moments de vide, de découragement et d’impuissance qu’il a pu susciter. Mais pas seulement. Nick Cave a décrit « Carnage » comme un album brutal, mais empreint de beauté, né au milieu du désastre. Il contient donc aussi sa part d’espoir, ses moments de grâce. L’évocation de la force de l’esprit qui, quand le corps est d’une certaine façon prisonnier, permet encore de s’évader, la force des sentiments aussi, jamais aussi intenses que lorsqu’on se retrouve seul et isolé avec ceux dont on partage la vie.

Musicalement, les deux comparses ont laissé de côté les guitares, les percussions, reviennent parcimonieusement à leur instrument de prédilection, piano pour Nick Cave, violon pour Warren Ellis, mais s’appuient en priorité sur des boucles spectrales ou de longues plages vaporeuses. Si ce n’est pas à proprement parler du rock, la tension inhérente au genre est par moments bien là, en mode rentrée, sur Hand Of God, White Elephant. La fibre mélodique du songwriting de Nick Cave est elle incandescente sur des pièces comme Carnage, Albuquerque, Shattered Ground ou Balcony Man. Et quand les arrangements de Warren Ellis se font minimalistes, comme sur Shattered Ground, c’est pour mieux laisser Nick Cave remplir l’espace de sa voix extraordinaire. On le dit à chaque fois mais chaque album brille par la présence de cette voix unique et contient le moment où, dans un élan mystique et panthéiste, Nick Cave monte aux cieux pour aller serrer la main du dieu du chant. Cette fois-ci, c’est sur Shattered Ground. En équilibre entre tension, beauté, sidération et espoir, « Carnage » est un album qui parle à chaque fibre de notre être. Nick Cave ne sauvera pas le monde mais son parcours et ses albums nous aident incontestablement à mieux le supporter. Le rôle d’un artiste ? Possible, mais peu y arrivent aussi bien.

Rédacteur en chef

Tracklist

  1. Hand of God
  2. Old Time
  3. Carnage
  4. White Elephant
  5. Albuquerque
  6. Lavender Fields
  7. Shattered Ground
  8. Balcony Man